A l'heure où le débat politique tourne autour de la réforme constitutionnelle et de la déchéance de nationalité, rappelons que par le passé, elle fut appliquée au cinéma pour en faciliter sa censure. C'est ce que nous explique en substance Frédéric Hervé dans son ouvrage Censure et cinéma dans la France des Trente Glorieuses publié aux Éditions du Nouveau Monde en 2015.
Ainsi, le film Bel-Ami (1954, Louis Daquin) qui adapte le roman de Maupassant racontant l'histoire d'un jeune arriviste qui s'élève socialement grâce au choix de ses conquêtes féminines, attaque le milieu des affaires et de la politique, et dénonce la colonisation. Bi-national, le film de Louis Daquin est produit par la Projektograph Film, une société autrichienne, en association avec les sociétés des Films Marceau et des Films Malesherbes. L’œuvre controversée est tournée à Vienne.
Le gouvernement ordonne la déchéance de nationalité du film "peu après le début de l'insurrection algérienne. Devenu étranger, le film peut être interdit sans que la Commission ait à motiver sa décision, même sur un plan strictement interne. Cette interdiction permet aux censeurs de négocier vingt-six modifications relatives aux questions coloniales". Devenu étranger, le film est censuré sans états d'âme : "Il me paraît déplacé que la critique de nos institutions sur nos propres écrans soit le fait des films étrangers", explique le sénateur André Morice en mai 1955, et d'ajouter : "Chaque peuple est libre de se juger et de s'amender mais il doit laisser le voisin libre de sa propre critique." Bien pratique. A l'Assemblée nationale, tout le monde n'est pas dupe, tel Fernand Grenier, député communiste, qui interpelle le ministre en déclarant : "On pourrait dire que Le discours de la méthode est une œuvre hollandaise puisqu'elle a été imprimée aux Pays-Bas"... Frédéric Hervé nous rappelle enfin que "l'interdiction, la déchéance de nationalité et les coupures" de Bel-Ami sont l’œuvre du cabinet de Pierre Mendès-France.
Aujourd'hui, si la déchéance de nationalité stricto sensu n'existe plus pour un film de cinéma, sa détermination compte toujours autant pour définir son régime fiscal, son mode de financement public et privé, ses droits aux aides de l’État. Sa nationalité peut permettre à une chaîne de télévision de remplir son obligation de diffusion d’œuvres françaises, ou européennes. Sa nationalité peut déterminer sa nomination pour concourir à l'attribution de prix en France et à l'étranger. On peut citer Mustang (2015, Deniz Gamze Ergüver) réalisé par une cinéaste franco-turque, avec des acteurs turcs, tourné en Turquie, et coproduit par la France, l'Allemagne, le Qatar, et la Turquie, auquel on a attribué la nationalité française, pays investisseur majoritaire. Aujourd'hui, le film représente la France dans la catégorie du "meilleur film étranger" pour la prochaine Cérémonie des Oscars 2016.
En France, pour qu'une œuvre soit considérée comme française, l'entreprise de production doit être établie en France, titulaire des autorisations prévues par le Code de l'industrie cinématographique et, lorsqu'il s'agit d'une personne morale, le président, les directeurs ou gérants doivent être soit de nationalité française, soit ressortissants d'un État membre de l'Union européenne, soit ressortissants d'un État partie à la Convention européenne sur la télévision transfrontière du Conseil de l'Europe, soit ressortissants d'un État tiers européen avec lequel l'Union européenne a conclu des accords ayant trait au secteur de l'audiovisuel. Un système complexe d'attribution de points pour chaque poste de construction du film, vient ensuite compléter la détermination de nationalité.
On se souvient qu'en 1997, pour son film Le Cinquième élément, Luc Besson avait bataillé dur pour que le film soit français alors que la majorité des techniciens et des acteurs sont des Américains. Le montage financier a donc été entièrement assumé par Gaumont, et des techniciens français ont été nommés aux postes clés. Des critères pris en compte notamment pour les nominations et les aides publiques. La presse a rendu compte des mêmes difficultés pour son prochain film Valérian et la Cité des mille planètes (2017). Après maintes tergiversations, la ministre de la Culture a ainsi accordé une dérogation permettant à la société de Luc Besson, de bénéficier d'un crédit d'impôt auprès du CNC, arguant du fait qu'il était en partie réalisé en France.
Déchéance ou attribution de nationalité d'une oeuvre cinématographique... des enjeux forts.