Petite intervention préventive sur 20minutes.fr :
Que faut-il craindre de la décision du Conseil d’État de retirer son visa d’exploitation au film gore Saw 3D ? Cette production qui avait rassemblé 560.000 spectateurs il y a cinq ans ne risque plus grand-chose, sinon un coup d’arrêt de ses ventes en vidéo. Pourtant, « cette décision est plus inquiétante qu’elle n’y paraît », estime Christophe Triollet, auteur du livre Le Contrôle cinématographique en France - Quand le sexe, la violence et la religion font encore débat (L’Harmattan).
Christophe Triollet est juriste et son inquiétude est d’abord juridique. « C’est la première fois qu’une telle décision est prise par le Conseil d’État, qui contredit le tribunal administratif et la cour administrative d’appel. Cela fera jurisprudence », estime-t-il. Les dernières affaires (Nymphomaniac, notamment) concernaient de simples ordonnances de référé, rendues par un juge seul et dans l’urgence, au niveau du tribunal administratif. Cette fois, c’est différent: « Le Conseil d’Etat annonce le grand retour des films d’horreur interdits aux moins de 18 ans ou plutôt… la fin progressive des films d’horreur un peu trop gore ou un peu trop violents en salles et collatéralement, la mort définitive de ce type de productions déjà rares, en France. »
L’interdiction de Saw 3D aux moins de 18 ans est le résultat d’un long combat mené par l’association Promouvoir, qui s’est pourvue en cassation après avoir été déboutée une première fois par le tribunal administratif, puis en appel. Sa première victoire remonte à 1999 avec l’interdiction aux moins de 18 ans de Baise-moi, une première depuis 1981 pour un film non officiellement classé X. Rebelote en 2008, avec Quand l’embryon part braconner, du Japonais Koji Wakamatsu. Et dix de der en 2014 quand, à l’issue d’un référé, le degré d’interdiction des deux volumes de Nymphomaniac, de Lars von Trier, passe de 12 à 16 ans pour le premier et de 16 à 18 ans pour le second. Promouvoir s’est également attaqué à Antichrist, en 1999, et cette année à La Vie d’Adèle, et à 50 nuances de grey, sans succès. « Autrefois, les juges des référés donnaient presque systématiquement raison à la Commission de classification », rappelle Christophe Triollet.
« Les recours systématiques de l’association Promouvoir contribuent à fragiliser la Commission de classification. Composée de professionnels du cinéma, de spécialistes de l’enfance, de représentants de la famille, de jeunes et de médecins, cette commission dit prendre en compte « l’invraisemblance et l’aspect peu réaliste de certaines scènes, l’humour qui introduit la distance, un spectacle volontairement grand-guignolesque, ce qui est d’évidence parodique ou relève manifestement du conte ou de la fable » pour déterminer un niveau de restriction et attribuer un visa d’exploitation. « Se sachant à la merci de recours systématiques, la Commission risque de s’autocensurer », craint Christophe Triollet. » Et ça discute souvent ferme au sein de la commission entre ceux qui prônent une interdiction a minima pour assurer la sortie d’un film et ceux qui préfèrent une interdiction immédiate plus élevée pour ne pas risquer d’être déjugés.
Saw 3D comporterait des scènes de « très grande violence », selon le Conseil d’État. A distinguer des scènes de « grande violence » qui, jusqu’à présent, justifient une interdiction aux moins de 16 ans. C’est la limite ténue qui sépare les films susceptibles de sortir en salle de ceux qui sont condamnés à sortir directement en vidéo, puisqu’il n’existe pas de salles pour les accueillir. Certains professionnels s’en inquiètent, comme Christophe Ruggia, membre de la Société des réalisateurs de films (SRF), qui, dans Le Monde, se demande « ce qu’il va se passer quand un nouveau Taxi Driver sortira en salles ». D’autres sont plus sereins : pour la sortie de Love, son film pornographique en 3D, Gaspar Noé, sans doute influencé par son producteur Wild Bunch, qui avait déjà sorti Welcome to New York directement en vidéo l’an dernier, raconte en privé qu’il mise sur l’inévitable buzz que susciterait une éventuelle interdiction aux moins de 18 ans. « Une telle décision lui interdirait toute possibilité de sortie en salles, commente Christophe Triollet. Mais de toute façon, même interdit aux moins de 16 ans, j’imagine mal des salles de multiplexes l’accueillir pour des projections avec des lunettes en 3D. »
Et pour aller plus loin, l'article de Roseline Letteron sur le blog Libertés Libertés Chéries :
Le 1er juin 2015, le Conseil d'Etat, saisi par l'association Promouvoir a rendu une décision annulant le visa d'exploitant accordé au film Saw 3D Chapitre Final, visa accordé en novembre 2010. A l'époque, ce visa était accompagné d'une interdiction aux mineurs de moins de seize ans et de l'obligation de diffuser l'avertissement suivant : "Ce film comporte un grand nombre de scènes de torture particulièrement réalistes et d'une grande brutalité, voire sauvagerie". L'association requérante on le sait, se donne pour objet, selon les termes figurant sur son site, "la promotion des valeurs judéo-chrétiennes, dans tous les domaines de la vie sociale". Particulièrement orientée sur la lutte contre la pornographie et la violence, elle a déjà obtenu du Conseil d'Etat l'annulation d'un certain nombre de visas d'exploitation accordés avec interdiction aux mineurs de moins de seize ans alors qu'elle souhaitait une interdiction à l'ensemble des moins de dix-huit ans. Parmi les visas ainsi annulés figurent celui de Baise-moi, film de Virginie Despentes dans un arrêt du 30 juin 2000, ou celui d'Antichrist, de Lars von Trier, dans une décision du 29 juin 2012.
Dans le film Saw 3D Chapitre Final, ce n'est pas la pornographie qui dérange l'association requérante mais précisément les scènes de violence qu'il contient. Le Conseil d'Etat lui donne satisfaction et annule le visa d'exploitation. Il aurait pu le faire avec une grande économie de moyen, dès lors que la Cour administrative d'appel avait commis une erreur de droit dans l'application des articles pertinents du code du cinéma et de l'image animée. Il va cependant plus loin et exerce son contrôle sur l'appréciation effectuée par la Commission de classification, lui rappelant ainsi les éléments qui doivent guider sa décision en matière de violence cinématographique.
Rappelons que le visa d'exploitation s'analyse comme une autorisation administrative de mise sur le marché, témoignage du traitement juridique tout à fait particulier dont le cinéma fait l'objet. Il ne relève pas du droit commun de la liberté d'expression, qui permet à chacun de s'exprimer librement, sauf à rendre compte de différents excès devant le juge pénal. L'expression cinématographique, au contraire, est soumise à un régime d'autorisation, dont la Cour européenne admet la conformité à la Convention, depuis une décision Wingrove c. Royaume Uni du 25 novembre 1996. Organisé par l'ordonnance du 1er juillet 1945, désormais intégrée dans le code du cinéma et de l'image, la police du cinéma repose sur une autorisation délivrée par le ministre de la culture, précisément ce visa d'exploitation. Celui ci est attribué après avis d'une Commission de classification, qui a le choix entre six propositions possibles : autorisation du film pour "tous publics", interdiction aux mineurs de moins de 12, de 16, ou de 18 ans, inscription sur la liste des œuvres pornographiques ou enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion. Dans le cas de Saw 3D Chapitre Final, l'annulation du visa d'interdiction aux moins de seize ans ne laissera plus d'autre choix à la Commission que de proposer une interdiction aux moins de dix-huit ans.
L'enjeu concret demeure modeste. En effet, le film est sorti en salles en 2010. L'association Promouvoir a alors demandé l'annulation du visa successivement devant le tribunal administratif de Paris puis devant la Cour administrative d'appel. Elle a été déboutée successivement en décembre 2011 et en juillet 2013. Le Conseil d'Etat, juge de cassation, rend donc un arrêt définitif cinq ans après que le film ait fini sa carrière en salles. Il précise d'ailleurs que sa décision «n'implique pas que le ministre de la culture prenne les mesures nécessaires pour retirer le film litigieux des salles». Cette absence d'enjeu offre au Conseil d'Etat l'opportunité de préciser les principes qui doivent guider la Commission de classification, sans pour autant porter une atteinte réelle à la liberté d'expression cinématographique. Observons que cette appréciation des faits est tout à fait possible dans le cas du contrôle de cassation exercé par la juridiction administrative.
Le juge opère un contrôle normal sur le visa d'exploitation, et sa jurisprudence est nettement plus abondante pour les films pornographiques que pour les films comportant des scènes de violence. Si le film de Virginie Despentes a effectivement été qualifié de pornographique dans l'arrêt du 30 juin 2000, le visa du film "Fantasmes", également contesté par l'association Promouvoir le 4 octobre 2000, a été seulement considéré comme érotique, et soumis à une interdiction aux moins de seize ans. Dans le cas de la violence, la jurisprudence est plus rare. Elle exige cependant une motivation réelle du visa, la simple référence au "climat violent" du film n'étant pas suffisante pour justifier une telle mesure. La Commission doit ainsi préciser en quoi cette violence justifie l'interdiction proposée. Autrement dit, l'avis doit expliquer pourquoi la Commission choisit d'interdire un film aux moins de seize ans, plutôt qu'aux moins de douze ou de dix-huit ans. Elle doit aussi s'interroger sur la place de la violence, si elle est utilisée pour en faire l'apologie ou, au contraire, dans une démarche "volontairement grandguignolesque", formule employée par la Cour administrative d'appel dans son arrêt du 3 juillet 2013.
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