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CENSURE & CINEMA

CENSURE & CINEMA

Collection Darkness, censure et cinéma


La Commission, le juge et la censure

Publié par darkness-fanzine.over-blog.com sur 9 Juillet 2015, 19:28pm

Catégories : #love, #censure, #interdiction, #cinéma

Après de nombreuses tergiversations et deux avis successifs de la Commission de classification des œuvres cinématographiques, Love a été interdit aux moins de 16 ans par Fleur Pellerin. Un visa qui risque d'être contesté puis annulé par le juge dans les prochains jours. Le cinéma actuel est-il moins consensuel que par le passé, ou bien les tribunaux sont-ils plus sévères ?

Le durcissement des décisions de justice observé en France depuis 2009 n'est pas un hasard, car si pendant près de trente ans le juge administratif n'a eu que rarement l'occasion d'examiner le bien-fondé du niveau de restriction des visas d'exploitation délivrés par le ministre de la Culture, faute de contestation, les recours formés depuis quelques années devant lui par des associations de défense des valeurs morales lui ont permis de préciser son rôle et de rappeler le sien au ministre chargé du cinéma. Une situation à l'origine d'une réappropriation de la matière par les tribunaux, et d'une évolution corrélative des règles organisant la police spéciale du cinéma. Une immixtion de la justice dans la sphère artistique, opérée au nom de la protection de l'enfance et de la jeunesse, critiquée par certains.

Alors qu'en 1990 Jack Lang supprime l'interdiction aux moins de 18 ans, cette dernière n'étant maintenue que pour les films à caractère pornographique ou incitant à la violence, Catherine Tasca décide sa réintroduction en juillet 2001 après l'annulation du visa du film Baise-moi par le Conseil d’État en tant qu'il autorisait sa représentation aux mineurs de 16 ans malgré des « scènes de grande violence et de sexe non simulées » susceptibles d'être vues ou perçues par un mineur. Pour éviter la condamnation hypothétique d'un réalisateur ou d'un distributeur sur le fondement de l'article 227-24 du Code pénal, et afin de ne pas être contraint de classer X les films d'auteur proposant des scènes trop violentes ou sexuellement trop explicites, la ministre exhume l'interdiction aux mineurs pour les œuvres comportant « des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence mais qui, par la manière dont elles sont filmées et la nature du thème traité, ne justifient pas une inscription sur la liste des films à caractère pornographique ou incitant à la violence ». Et c'est bien ce « trop » que la Commission de classification est chargée de déceler pour ensuite évaluer son impact et proposer une interdiction aux mineurs, le cas échéant. Une appréciation subjective de l’œuvre que le juge administratif va également devoir porter s'il est saisi d'un recours formé contre la décision ministérielle de classement, comme il l'a fait récemment en annulant les visas d'exploitation de Saw 3D : chapitre final en mai 2015, et de Nymphomaniac volume 2 en février 2014, estimant dans les deux cas que les interdictions initiales étaient insuffisantes eu égard à la force de certaines scènes accessibles aux jeunes spectateurs.

En censurant les décisions du ministre pourtant conformes aux avis rendus par la Commission de classification composée de médecins, de spécialistes de la jeunesse et de l'enfance, de représentants des ministères de la Justice, de l'Intérieur, de la Famille et de l’Éducation nationale, ou encore de professionnels du cinéma, le juge administratif écarte un travail collégial pourtant réalisé sous l'autorité d'un membre du Conseil d’État, et s'immisce de facto dans le champ artistique lorsqu'il examine l'esthétisme et le contenu du film dont le visa est contesté. Une approche dénoncée par la profession pour laquelle il n'appartient pas à la justice d'apprécier les qualités intrinsèques et extrinsèques d'une œuvre d'art. Mais le cinéma est-il un art ? Y compris lorsqu'il est violent ou pornographique ? Le Conseil d’État l'a reconnu en 1975 après l'affaire de La Religieuse de Rivette, en le positionnant au rang des libertés publiques. Une protection pouvant toutefois faire l'objet de limitations dans l'intérêt des mineurs, ce qu'a admis la Cour européenne des droits de l'homme en 1996. Alors comment déterminer le bon niveau d'interdiction de représentation d'un film ?

En France, qu'elle soit française ou étrangère, une œuvre cinématographique ne peut être projetée en salles sans que son contenu ne soit approuvé par le gouvernement via la délivrance d'un visa d'exploitation. Des films peuvent donc être interdits, totalement ou partiellement, par le ministre de la Culture après avis d'une commission « pour des motifs tirés de la protection de l'enfance et de la jeunesse ou du respect de la dignité humaine ». Un principe étroitement surveillé par le juge qui n'a pas hésité à annuler à deux reprises le visa d'Antichrist comportant interdiction de représentation aux moins de 16 ans, le Conseil d’État exigeant du ministre qu’il précise en quoi la violence du film justifiait une telle restriction. Autrement dit, en rappelant qu'il appartient à la Commission de proposer un avis complet et motivé permettant au ministre de prendre sa décision au regard des nécessités de la protection de l'enfance, de la jeunesse, ou du respect de la dignité humaine dont il a la charge, le juge administratif a affirmé sa volonté de contrôler la nécessité et le niveau de la limitation portée à la libre représentation d'un film en salles. Une décision plutôt protectrice pour le cinéma.

La Commission est donc appelée à qualifier précisément le contenu des scènes litigieuses d'un film avant d'en proposer l'éventuelle interdiction. Un mode opératoire qui sera observé par le juge en cas de contestation. Mais en l'absence de définition légale, comment distinguer un film contenant des scènes de sexe réalistes (La Vie d'Adèle, interdit aux moins de 12 ans), d'un film contenant de brèves scènes de sexe non simulées (Antichrist, interdit aux moins de 16 ans), d'un film contenant des scènes de sexe non simulées (Il n'y a pas de rapport sexuel, interdit aux moins de 18 ans), d'un film pornographique (Histoire de sexe(s), proposé à la classification X) ? Comment différencier un film violent (American Nightmare 2 : Anarchy, interdit aux moins de 12 ans), d'un film de grande violence (Saw, interdit aux moins de 16 ans), d'un film de très grande violence (Saw III, interdit aux moins de 18 ans), d'un film incitant à la violence (interdit aux mineurs et classé X), d'un film de violence extrême ou de violence gratuite (interdit de diffusion à la télévision par le conseil supérieur de l'audiovisuel) ? La Commission apprécie l’œuvre dans son ensemble et prend en compte « le sujet et son traitement, et replace les scènes, les événements dans la logique de la narration pour tenir compte de la distanciation ou, au contraire, de la complaisance avec laquelle le réalisateur aborde le sujet », précise-t-elle dans son dernier rapport d'activité, car il n'existe pas de barème ni de catalogue de restrictions à la programmation par tranche d'âge comme cela est par exemple le cas au Royaume-Uni ou aux États-Unis.

Dans le cas de l'annulation du visa interdisant Saw 3D aux moins de 16 ans, le Conseil d’État a estimé que les « nombreuses scènes filmées avec un grand réalisme montrant des actes répétés de torture et de barbarie et représentant, de manière particulièrement complaisante, les souffrances atroces, tant physiques que psychologiques, des victimes prises dans des pièges, mis au point par un tueur, où elles sont incitées à se mutiler elles-mêmes » justifiaient une interdiction de représentation aux mineurs. Ce faisant, la Haute juridiction a indiqué au ministre que le réalisme et les nombreuses des scènes de très grande violence identifiées par la cour administrative de Paris, devaient nécessairement emporter l'interdiction du film à tous les mineurs en l'absence d'un recul suffisant permettant aux jeunes spectateurs d'en relativiser la portée. Un rappel à l'ordre pointant du doigt l'avis de la Commission qui mentionnait le « grand nombre de scènes de torture particulièrement réalistes et d'une très grande brutalité » tout en ne proposant qu'une simple interdiction aux moins de 16 ans. Pour le juge, la Commission de classification doit donc éviter de décrire des scènes de « très grande violence » si elle ne recommande pas au ministre l'interdiction aux mineurs qui va avec. Ce qu'elle n'a pas vraiment fait jusqu'à présent.

En 2005 par exemple, Saw est interdit aux moins de 16 ans alors que la Commission relève des « scènes de très grande violence, sadisme, torture mentale et physique à la limite du supportable ». La même année Saw II est interdit aux moins de 16 ans malgré les nombreuses « scènes sanglantes et d'une extrême violence » rapportées dans l'avis présenté au ministre. En 2008, Frontière(s) est interdit aux mineurs de 16 ans avec un avertissement précisant pourtant que le film « accumule des scènes de boucherie particulièrement réalistes et éprouvantes ». Des contradictions pour le juge, que l'on trouve également dans certains films qui, sans être pornographiques, contiennent des scènes explicites de sexe tel La Vie d'Adèle, autorisé aux spectateurs de 12 ans malgré la publication d'un avertissement admettant que « plusieurs scènes de sexe réalistes sont de nature à choquer un jeune public ». Des positions bancales exploitées par Promouvoir et consorts.

Désormais saisi par des associations contestant systématiquement le niveau de classification des films lorsqu'ils comportent des scènes de violence ou de sexe, le juge administratif s'est de nouveau emparé du cinéma. S'assurant que les décisions du ministre protègent « ni plus qu'il n'est juste, ni plus qu'il n'est utile » l'enfance et la jeunesse, il déborde le champ du droit et se met à la place du spectateur pour réaliser un contrôle de proportionnalité rappelé au ministre et la Commission. Un contrôle qu'il ne manquera sans doute pas de mettre en œuvre si le niveau de classification du dernier film de Gaspar Noé fait l'objet d'un recours.

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