Le film Of the North (2015, Dominic Gagnon) est un collage de 74 minutes de vidéos publiées sur Internet. Un montage de scènes de neige, de chasse, de vie familiale et du développement industriel du Grand Nord canadien. Ce documentaire expérimental a suscité et provoque encore de nombreux débats outre-Atlantique, la chanteuse inuite Tanya Tagaq reprochant notamment aux organisateurs des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), en novembre dernier, d'avoir programmé un film raciste qui utilise sa musique sans son autorisation.
Le festival avait alors réagi par communiqué : "Loin de voir Of the North comme une œuvre raciste, nous l'avons programmé comme un discours critique sur le colonialisme et ses impacts encore dévastateurs à ce jour. À travers un remontage d'images filmées et mises en ligne sur YouTube par des Inuits, le film nous semble confronter et tenter de détruire l'existence même de stéréotypes dont souffrent les populations inuites. »
Le film controversé "montre également des scènes où des Inuits apparaissent ivres, se débattant au sol et détruisant un véhicule tout terrain. Il contient aussi une scène sexuellement explicite. Dominic Gagnon a précisé que la trame sonore du film provient de vidéoclips de musiciens inuits ainsi que de compositions de son cru.", rapporte un article mis en ligne sur ici.radio-canada.ca en novembre 2015.
Dominic Gagnon a expliqué sa démarche à Jean-Baptiste Hervé sur voir.ca : "Il y a plusieurs chocs qui arrivent en même temps pour un spectateur qui n’est pas préparé à la matière que je lui propose. Le premier choc c’est que je n’ai pas tourné les images que j’utilise, le deuxième choc est que je ne me suis jamais rendu sur les lieux que je dépeins. Je ne fais pas de films sur les gens, mais plutôt sur la façon qu’ont les gens de se filmer", et d'ajouter : "Je pense que mon film tente d’agir comme un poème et non comme un engagement direct. Lorsque j’ai présenté ce film en Nouvelle-Calédonie devant certains Kanaks (population autochtone), ils se sont reconnus dans le film. C’est ce que je souhaite avec ce documentaire, que le spectateur soit libre et non prisonnier de représentations statiques et datées."
Au début du mois de février 2016, la projection du documentaire aux Rendez-vous du cinéma québécois (RVCQ) est déprogrammée au dernier moment. Dans un article du 8 février dernier, Jean-Baptiste Hervé nous rapporte les explications de Dominique Dugas, le directeur du Festival : "Nous voulions dès le départ rassembler des conditions pour projeter ce film dans le cadre de notre festival. Il fallait pouvoir créer un lieu de dialogue et de compréhension. Nous avons contacté certaines personnes issues des communautés inuites et des Premières nations et avons senti un malaise profond. Il était à partir de ce moment impossible de réunir les conditions sine qua non à la projection de Of the North."
S’inquiétant de ce qu’ils considèrent comme une dérive, un groupe de cinéastes, de scénaristes et de producteurs, composé notamment de Simon Beaulieu, Bernard Emond, Denis Côté et Anne Emond, a décidé de faire paraître une lettre ouverte le 25 février 2016, que nous reproduisons ci-dessous :
Nous voulons dénoncer une situation qui nous semble préoccupante et qui est passée inaperçue dans les médias québécois récemment, soit le retrait du film Of the North, du cinéaste québécois Dominic Gagnon, de la 34e édition des Rendez-vous du cinéma québécois qui se déroule actuellement.
Qualifiée d’œuvre dérangeante par ses détracteurs, dont certains sont issus des communautés autochtones, Of the North se veut un collage de vidéos glanées sur des plateformes Internet (dont principalement YouTube) à travers lequel le réalisateur brosse un portrait impressionniste et expérimental du Nord et de ses habitants. Récupérant des images tournées et mises en ligne par les gens eux-mêmes, Dominic Gagnon réfléchit, dans ce film, à la notion d’auto-représentation à l’ère des technologies de communication avancées, démarche qu’il développe d’ailleurs depuis plus de dix ans à travers plusieurs œuvres qui ont été présentées un peu partout dans le monde.
Après un passage remarqué dans de nombreux pays (dont les États-Unis, la Suède, la Nouvelle-Calédonie, le Kosovo et le Mexique) et dans plusieurs festivals internationaux importants (dont le Festival international du film de Rotterdam ainsi que le festival Visions du Réel en Suisse, où le film a remporté le prix du jury pour le long métrage le plus innovant), Of the North devait aussi être présenté aux Rendez-vous du cinéma québécois. L’opposition à un tel projet a été si virulente que le festival, en dépit d’efforts considérables et multiples dans le but d’établir un contexte favorable à la présentation de l’œuvre, a dû se résoudre, afin de ne pas perturber le déroulement de ses activités, à retirer le film de sa programmation. Loin de nous l’envie de juger quiconque dans ce débat, mais le retrait de cette œuvre nous apparaît extrêmement inquiétante et problématique. Bien que nous comprenions tout à fait que le film puisse heurter certaines sensibilités et qu’il aborde des questions délicates, il nous semble impératif de rappeler l’importance de défendre la liberté d’expression, lorsque celle-ci s’exerce dans un cadre qui ne dépasse pas certaines limites, telles que les appels à la violence, à la haine ou tout comportement de cet acabit.
Le film de Dominic Gagnon provoque des réactions polarisées, cela est indéniable. Mais n’est-ce pas l’un des bienfaits de l’art d’attiser le débat et de susciter les opinions multiples? Ainsi, tout en affirmant notre solidarité indéfectible envers les nations autochtones et leurs revendications légitimes et nécessaires, visant à corriger un lourd passé colonial qui se manifeste encore aujourd’hui sous diverses formes, nous tenons à signaler l’impérative nécessité de rétablir le dialogue entre le public et le film Of the North. L’œuvre devrait pouvoir être vue et les problématiques qu’elle soulève devraient être débattues. Car, dans le contexte actuel, le public se voit privé de la condition sine qua non à un sain débat démocratique, soit la possibilité de se faire lui-même sa propre opinion. Dans les sociétés pluralistes comme la nôtre, les débats d’idées, de points de vue et les diverses manifestations d’expressions doivent être tolérés et même valorisés.
Le retrait malheureux du film nous rappelle une époque pas si lointaine où la censure artistique était imposée sous le couvert d’une certaine morale. Au Québec, nous avons fait beaucoup de chemin depuis. Des citoyens et des citoyennes partout à travers le monde se battent pour la liberté d’expression. Il est de la plus haute nécessité que nous continuions à chérir cette valeur et surtout à la mettre en application.
Signataires:
Simon Beaulieu, Benjamin Hogue, Hubert Sabino, Bernard Emond, Robert Morin, Denis Côté, Anne Emond, Hélène Farajdi, Maxime Giroux, Catherine Martin, Karl Lemieux, Eve Duranceau, Philippe Lesage, Jean-François Lesage, Richard Brouillette, Andrée-Line Beauparlant, Yan Giroux, Ian Lagarde, Sylvain Corbeil, Claude Demers, Mathieu Grondin, Danic Champoux, Gabrielle Tougas-Fréchette, Albéric Aurtenèche, Nadine Gomez, Félix Dufour-Laperrière, Nicolas Dufour-Laperrière, Kevin Laforest, Denys Desjardins, Alexandre Lampron, Mireille Couture, Jason Béliveau, Marc-André Faucher, Catherine Therrien.
Le film sera projeté les 20 et 21 avril 2016 lors de la 47ème édition du Festival international de cinéma Vision du Réel en Suisse.