Sur le site kinoscript.com, August Tino proposait le 30 avril dernier une réflexion intéressante sur la classification des œuvres cinématographiques à l’occasion de la nomination de la nouvelle présidente de la Commission, Marie-Anne Lévêque. Nous choisissons de la reproduire ci-dessous en y ajoutant, parfois, quelques commentaires en italique :
Réflexion sur la classification des œuvres cinématographiques à partir de l’exemple de Brimstone.
Toute représentation publique d’une œuvre cinématographique en France est soumise, en application de l’article 19 du Code de l’industrie cinématographique, à l’obtention préalable d’un visa d’exploitation délivré par le ministre de la Culture, après avis de la commission de classification des œuvres cinématographiques. Cette commission a pour objectif de « protéger » la jeunesse et d’informer le public en appréciant pour chaque film (y compris ses bandes annonces) s’il est susceptible ou non, compte tenu de certains de ses aspects, de présenter un danger pour les mineurs en raison des impacts indésirables sur leur personnalité ou leur développement.
Ajoutons qu’en application de l’article L.211-1 du Code du cinéma et de l’image animée (l’article 19 du Code de l’industrie cinématographique ayant été abrogé), la Commission a également pour mission de veiller au respect de la dignité humaine : « La représentation cinématographique est subordonnée à l'obtention d'un visa d'exploitation délivré par le ministre chargé de la Culture. Ce visa peut être refusé ou sa délivrance subordonnée à des conditions pour des motifs tirés de la protection de l'enfance et de la jeunesse ou du respect de la dignité humaine. »
Depuis 1990, la Commission propose de classer chaque film dans l’une des quatre catégories suivantes : autorisation « tous publics » ou interdiction à un groupe d’âge : moins de 12 ans, moins de 16 ans, moins de 18 ans. Avant 1990 les interdictions étaient : moins de 13 ans et moins de 18 ans. Toutes les classifications des œuvres avant 1990 ont automatiquement été adaptées. Les films interdits aux moins de 13 ans sont devenus interdits aux moins de 12 ans et ceux interdits aux moins de 18 ans (à l’exception des films classés X) sont passés à moins de 16 ans. Chacune de ces mesures peut être accompagnée d’un avertissement destiné à l’information du spectateur sur le contenu de l’œuvre ou certaines de ses particularités. Le classement doit donc aider le public dans ses choix en l’informant et non pas l’infantiliser en les lui dictant.
La Commission doit exercer sa mission de classification dans le respect du principe de la liberté de création et de l’intégrité du film. Elle ne peut théoriquement pas le modifier ni effectuer de coupe (les distributeurs eux-mêmes et les chaînes de télévision s’en chargent honteusement aujourd’hui). Elle doit apprécier l’œuvre dans son ensemble et prendre ainsi en compte le sujet et son traitement (scénario, mise en scène). Son rôle se limite à la classification des films en vue de leur exploitation en salles.
Les catégories d’âge se déterminent au cas par cas. En effet, à l’issue du visionnage des films, les membres de la Commission débattent autour de certains thèmes comme la violence, les comportements dangereux, l’usage de drogues, les repères de comportement, l’évocation de thèmes difficiles, la représentation de la sexualité, les références culturelles et sociales ou encore le climat tout en gardant en considération la façon dont le film avec son histoire, son sujet, sa mise en scène et surtout ses images, les traite et les retranscrit à l’écran. Le ton, le genre et les thèmes du film doivent donc être des éléments de décision importants pour sa classification.
Ce système de classification, bien moins restrictif et plus « intelligent » que ceux appliqués dans de nombreux autres pays, a toutefois ses limites et ses inconvénients. En effet, ce dernier va dépendre des personnalités et des sensibilités des membres de la Commission. C’est pourquoi, pour aller dans le même sens que les divers structures (École et cinéma, Collège au cinéma, lycéens et apprentis au cinéma,…) mises en place pour initier, former et éduquer les jeunes (et pas seulement) à l’image, au cinéma et à la culture, ces derniers, afin de juger le plus « objectivement » possible un film, devraient tous avoir suffisamment de ressources critiques et de distanciation autant qu’un minimum de culture cinématographique, de repères sur l’histoire du cinéma et une implication, une volonté de défendre l’art, la culture, le cinéma, l’éducation et l’instruction. Ce dont on ne peut malheureusement que douter au vu des classifications de certains films.
La Commission de classification est constituée de quatre collèges. Une composition de la Commission qui respecte la pluralité de la société et qui comprend, notamment, des professionnels du cinéma : « La commission de classification des œuvres cinématographiques comprend, outre le président et le président suppléant de la commission, vingt-sept membres titulaires et cinquante-quatre membres suppléants répartis en quatre collèges » : le collège des administrations, celui des experts, celui des professionnels, et celui du jeune public (articles R.211-30 et suivants du Code du cinéma).
A l’image il y a trois ans de la scandaleuse et alarmante (re)classification du chef-d’œuvre de Sergio Leone, Il était une fois en Amérique (Once Upon a Time in America), « tous publics avec avertissement » lors de sa sortie en 1984 et qui trente ans plus tard a échoppé d’une interdiction aux moins de douze ans, l’excellent western Brimstone a récemment lui aussi fait les frais d’une incompréhensible classification pour sa sortie en salle en France.
Nous avons exposé, à deux reprises, l’affaire Brimstone : La violence du film Brimstone justifie-t-elle une interdiction aux moins de 16 ans ?, le 18 mars 2017, et Koolhoven qualifie de raisonnable l'interdiction américaine de Brimstone aux -17 ans, le 24 mars 2017.
En effet, Brimstone est injustement interdit en salles aux moins de 16 ans. Cette classification démesurée semble avoir été décidée de façon arbitraire et pointe du doigt les « limites » de notre système de classification. Elle vient clairement révéler un sérieux et grave problème de fond qui ne laisse rien présager de bon pour l’avenir du cinéma, de l’art, de la culture et de la liberté d’expression (autocensure et censure commerciale dès l’exploitation du film en salle jusqu’à sa diffusion à la télévision) dans notre pays.
La Commission n’a pas décidé arbitrairement de proposer au ministre une interdiction aux moins de 16 ans, mais à l’issue de trois projections du film devant des membres différents et, à chaque fois, à l’issue d’un débat et d’un vote.
Même si, pour justifier notre interrogation sur la classification de Brimstone, pour rester dans le même genre, on peut s’arrêter au simple exemple des images à la violence graphique très travaillée et grandement plus choquantes et agressives du western Les Huit Salopards (The Hateful Eight) de Quentin Tarantino qui, comme aurait dû l’être Brimstone, a été interdit à juste titre aux moins de 12 ans, il ne semble pas inutile d’appuyer également cette interrogation avec ces films et ces quelques informations en repère :
Django (1966), le violent western de Sergio Corbucci a été interdit aux moins de 13 ans lors de sa sortie en 1966 et est classé « tous publics » depuis 1990. Sa non moins violente adaptation réalisée par Quentin Tarantino en 2012, Django Unchained a elle aussi été interdite aux moins de 12 ans. Du même Sergio Corbucci on peut noter les interdictions aux moins de 13 ans de Navajo Joe (1966) lors de sa sortie qui est aujourd’hui (depuis 1990) interdit aux moins de 12 ans et celle aux moins de 18 ans avec avertissement pour Le Grand silence (Il Grande Silenzio, 1968) lors de sa sortie en 1969 qui est depuis 1991 interdit aux moins de 12 ans.
Pendez-les haut et court de Ted Post a été interdit aux moins de 13 ans lors de sa sortie en 1968 et est classé « tous publics » depuis 1992. La Horde sauvage (The Wild Bunch, 1969) de Sam Peckinpah a été interdit aux moins de 13 ans lors de sa sortie en 1969 et est interdit aux moins de 12 ans depuis 1990. Les Proies de Don Siegel a été interdit aux moins de 13 ans lors de sa sortie en 1971 et est classé « tous publics » depuis 1991. Soldat bleu de Ralph Nelson a été interdit aux moins de 13 ans lors de sa sortie en 1971 et est interdit aux moins de 12 ans depuis 1990. L’Homme des hautes plaines (High Plains Drifter) de Clint Eastwood a été interdit aux moins de 13 ans lors de sa sortie en 1973 et est classé « tous publics » depuis 1991. Du même cinéaste on peut noter les classifications « tous publics » au moment de leurs sorties pour Josey Wales hors-la-loi (The Outlaw Josey Wales) en 1976, Pale Rider en 1985 et Impitoyable (Unforgiven) en 1992 (« tous publics avec avertissement »). Plus récemment Mort ou Vif (The Quick and the Dead, 1995) de Sam Raimi est sorti en salles avec une classification « tous publics », The Homesman (2014) de Tommy Lee Jones avec une classification « tous publics avec avertissement » et Shérif Jackson (Sweetwater, 2013) des frères Miller avec une interdiction aux moins de 12 ans.
Cette décision semble également avoir été prise sans la moindre considération ou conscience de l’importance du rôle et de la vocation de l’Art en général et du cinéma en particulier dans tout ce qu’il a et qu’il est de plus important non seulement dans l’Histoire, la Culture, l’instruction ou l’éducation mais aussi dans la société, dans les rapports qu’entretient l’individu avec la société, dans les rapports qu’entretient l’individu avec les autres mais aussi avec lui-même ou encore évidemment dans la construction et le développement de l’individu lui-même.
Qu’est-ce qui fait la spécificité et l’originalité de l’art ? La finalité de l’art est le plaisir esthétique qui va toucher la sensibilité, les sensibilités et l’intelligence. Ni superficiel, ni illusoire, l’art est une inépuisable sphère riche de sens de l’activité humaine et assure l’éducation esthétique de l’homme. Le cinéma transcende la réalité immédiate et révèle par la même la nature essentielle des choses. Sans se contenter d’appliquer mécaniquement des recettes toutes faites d’après des règles quelconques, le cinéma (le vrai) a pour rôle entre autre de nous apprendre à observer le monde, la nature, l’Histoire, l’homme, la vie. Le cinéma nous sensibilise autant à leurs beautés qu’à leurs horreurs. Le cinéma dépasse sa condition première pour devenir utile. Il a une « beauté libre » (naturelle) et possède également une « beauté adhérente » (enrichissante et utile) – Emmanuel Kant. Il répond à un besoin de l’esprit. D’une richesse et d’une utilité insoupçonnée, en « montrant » les choses, le cinéma prévient la maturation naturelle des troubles de la société et des individus. Le cinéma est un indice frappant des dangers qui menacent l’humanité du fond des pulsions refoulées par la civilisation actuelle et permet donc l’explosion salutaire des psychoses, névroses et perversions collectives.
Le nouvel article R.211-12 du Code du cinéma et de l’image animée dispose que « lorsque l'œuvre ou le document comporte des scènes de sexe ou de grande violence qui sont de nature, en particulier par leur accumulation, à troubler gravement la sensibilité des mineurs, à présenter la violence sous un jour favorable ou à la banaliser, le visa d'exploitation ne peut s'accompagner que de l'une des mesures prévues au 4° et au 5°", c'est-à-dire une interdiction aux mineurs (classique ou pour pornographie), et un alinéa d'ajouter "le parti pris esthétique ou le procédé narratif sur lequel repose l'œuvre ou le document peut justifier que le visa d'exploitation" soit assorti d'une interdiction classique aux moins de 18 ans.
Comme a déjà alerté il y a quelques temps le cinéaste Martin Scorsese, depuis le début des années 2000, avec le formatage et l’écrasante présence des mauvais produits Hollywoodiens (et pas seulement ceux-ci), il y a déjà toute une génération entière de perdue d’un point de vue culture cinématographique. Trop de personnes (surtout les plus jeunes) sont aujourd’hui conditionnées à un cinéma médiocre, conditionnées au formatage des dangereuses productions vides de sens et à la violence gratuite dont nous inonde l’abrutissante (quand on ne connaît que celle-ci) industrie du « divertissement ». Il y a aujourd’hui toute une génération qui est incapable de distinguer une œuvre d’un vulgaire et banal produit commercial. Quand on voit Brimstone, la première question que l’on se pose, et elle est légitime, c’est de savoir si cette décision de classification qui apparaît entre autre comme une déficience de jugement de goût, n’a pas été prise par des personnes qui appartiennent à cette catégorie de la population.
« Le beau est ce qui plaît universellement sans concept », Emmanuel Kant. L’universalité du jugement esthétique ne se fonde pas sur l’objet lui-même mais renvoie à la manière dont le sujet le saisit. Le plaisir esthétique provenant de l’harmonie, de l’accord simultané des facultés représentatives que sont la perception, l’imagination et l’entendement, il semble incroyable et injustifié de penser aujourd’hui qu’un adolescent de 12, 13, 14 ou 15 ans ne puisse avoir de repères et faire preuve de discernement pour accéder à la compréhension de Brimstone dans lequel tout, à commencer par les personnages, est sans ambiguïté. Les traits des personnages sont délibérément très marqués. L’univers du film est lui aussi marqué par les codes classiques du genre (western, thriller…) et la violence qui sert ici un propos, un discours et une idée y est dénoncée. Et surtout, son discours, son sujet et son message, on ne peut plus clairs, touchent à des problématiques importantes de notre société actuelle et permettent donc d’éveiller les consciences. Nul besoin d’avoir effectué d’études en sciences humaines pour être certain du fait qu’un adolescent, dont le développement psychologique s’est effectué « normalement », qui souhaite voir ce film n’en ressortira pas « traumatisé » mais plutôt enrichi et heureux d’avoir vu un film qui a du sens et qui véhicule un message (dans le fond comme dans la forme), heureux d’avoir vu un bon film.
Comment peut-on sérieusement dire (ou même intellectuellement penser) que les adolescents de 13, 14 et 15 ans qui ont vu Les Huit Salopards en salles l’année dernière n’ont pas la maturité suffisante pour pouvoir voir Brimstone aujourd’hui ? Comment peut-on dire qu’un adolescent de 13 ans qui a vu Les Huit Salopards en salles l’année dernière doit attendre encore trois ans avant de pouvoir voir Brimstone ? Enfin, n’oublions pas qu’il s’agit d’une classification qui concerne l’exploitation en salles. Il n’est nullement question ici de séance en plein air dans les espaces publics où l’on obligerait, comme pour le personnage d’Orange Mécanique, les enfants à regarder les yeux grands ouverts des images violentes, mais bien d’un choix, d’une démarche volontaire, d’une décision personnelle.
Si certains adultes sont sensibles à certaines scènes, certaines images, ou peut-être plutôt à certains propos ( ?), pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de cette erreur d’appréciation et interdire les œuvres à leurs âges respectifs ? Quand on a quarante ans, on a le « droit » d’être sensible et de ne pas supporter une certaine violence ou encore par exemple la vue du sang, mais ce n’est pas pour autant que l’on va interdire le film aux moins de 40 ans. Cela n’a pas de sens. Oui certains jeunes sont plus sensibles que d’autres et ils peuvent le demeurer une fois adulte. Ce n’est pas une raison pour imposer sa sensibilité aux autres et leur interdire l’accès aux œuvres. Doit-on imposer ses propres limites à toute une société ?
« Ce que j’ai remarqué c’est que la censure était toujours une affaire personnelle. Entre l’artiste et le censeur. Cela n’a rien d’intellectuel ou d’abstrait mais c’est toujours basé sur des rapports de peur et de contrôle. Il n’est jamais question d’esthétique, mais d’une peur panique que les gens reproduisent des choses vues dans mes films. Les censeurs ont donc une appréhension simpliste et pauvre de la psychologie humaine. Le fait d’être censuré est toujours dégradant, humiliant et crée beaucoup de colère. Je ne comprends pas que l’on veuille empêcher des adultes de communiquer les uns avec les autres. D’ailleurs, pourquoi les censeurs seraient-ils autorisés à voir ce qu’ils interdisent aux autres ? Et si c’est si dommageable, nuisible, comment se fait-il qu’ils n’en souffrent pas ? Sont-ils plus intelligents que le reste ? Il y a donc de l’élitisme mêlé de condescendance dans la censure. On prend les spectateurs pour des adultes infantilisés. Cependant je suis pour une classification intelligente des films. On ne peut pas tout voir, à n’importe quel âge. Imaginez que des enfants de tous âges puissent entendre chacune de vos paroles d’adultes… », David Cronenberg.
La classification excessive qui interdit Brimstone aux moins de 16 ans semble effectivement avoir été décidée par des personnes qui ont-elles-mêmes été « dérangées » par le film, qui ont imaginé des images que l’on ne voit pas à l’écran (car hors-champs) et qui, guidées par une dangereuse « pensée paresseuse », font illusions, font croire qu’ils ont compris, mais qui en réalité se soumettent à une représentation dépourvue de véritable jugement objectif et donc à une décision facile, subjective et hypocrite qui n’aboutit malheureusement qu’à l’assujettissement de la société.
Le distributeur du film pouvait contester devant le juge administratif la décision du ministre de la Culture prise après l’avis obligatoire de la Commission. Ce qu'il n'a pas fait. Par ailleurs, le long métrage de Martin Koolhoven a été interdit aux moins de 18 ans au Royaume-Uni, en Corée du Sud et à Singapour, les Etats-Unis choisissant de le classer R, c'est-à-dire de l'interdire aux mineurs non accompagnés d'un adulte. Une classification jugée « raisonnable » par le réalisateur lui-même. Seuls les Pays-Bas et la France ont choisi une restriction moins sévère.
En espérant sincèrement que la Commission de classification se ressaisisse rapidement et que le cas de Brimstone reste une erreur d’appréciation isolée, la politique des gros groupes d’exploitation n’étant pas de défendre le cinéma, la sévère et irrationnelle classification de ce dernier lui a quand même coûté très cher et a valu au film une exposition et une présence très (trop) limité sur les écrans français. De plus, les chaînes de télévisions étant soumises à une réglementation stricte concernant la diffusion des œuvres cinématographiques interdites aux moins de 16 ans lors de leurs sorties en salles, il faut donc également prendre en compte le fait que cette néfaste classification aura également des répercussions négatives pour la diffusion du film à la télévision…
Comme se posait la question le philosophe Hegel : « Sommes-nous arrivés au terme de l’art ? »
August Tino