Mis à jour le 31 mai 2018.
Albert Montagne nous apprend sur son blog l'appel au boycott lancé le 22 mai dernier par Dispac'h, un collectif d'indépendantistes bretons, à l'encontre du film Bécassine ! (Bruno Podalydès, 2018) qui adapte à l'écran la célèbre bande dessinée de Caumery (textes) et de Joseph Porphyre Pinchon (dessins), qui sortira en salles le 20 juin 2018.
Le 20 juin 2018 sortira sur les écrans Bécassine !, une pseudo comédie française potache et soi-disant populaire, qui dès ses premières images en dit long sur l’insulte en terme d’identité et de mémoire qu’il adresse aux femmes et au peuple breton.
Reprendre un symbole comme Bécassine n’est pas un choix anodin ou innocent
Ce personnage qui date de 1905 a été inventé dans les journaux de la bourgeoisie parisienne qui aime se moquer des individus qu’elle exploite et opprime à longueur de journée. Nous sommes alors à la grande époque de la colonisation, de la francisation forcée – Bécassine originelle n’a pas de bouche car elle ne parle que breton. C’est aussi l’époque des zoos humains dans Paris, des théories de hiérarchie des races, de l’oppression des femmes légale et institutionnalisée, de la stigmatisation de la Bretagne comme pays arriéré vivant en marge de la civilisation.
Déni de notre histoire migratoire
Au XIXe et au XXe siècles c’est par milliers que des Bretonnes et des Bretons quittent leur pays et leurs campagnes pour partir à la ville, en France, aux États Unis ou ailleurs. Paris reste de toutes ces destinations la plus symbolique car la plus traumatique. Pour fuir une misère rurale, nos ancêtres partaient alimenter une misère urbaine tout aussi détestable. Finir au bordel, à l’usine, sur les chantiers ou au service de la bourgeoisie, voila quel était le destin de milliers de Bécassine de l’époque. Une fois sur place elles pouvaient continuer à vivre pleinement la stigmatisation linguistique, le racisme anti Breton-ne-s, les oppressions sexistes, en plus de toutes les difficultés habituelles du prolétariat urbain.
L’immigration bretonne n’avait rien de la naïveté joyeuse qu’expose le film Bécassine. En plus du mensonge historique, ce film est une insulte à la mémoire de notre peuple, une insulte à toutes les femmes de Bretagne et à toutes les femmes qui connaissent ou ont connu l’immigration.
Pas d’insulte plus grande pour les Bretonnes
Opprimées parce que femmes, stigmatisées parce que Bretonnes, exploitées parce que prolétaires, voilà la seule réalité qui s’applique à Bécassine. Si vous voulez montrer Bécassine à l’écran laissez la parler, montrez ses souffrances et ses révoltes. Si vous voulez montrer ses idioties, maladresses et naïveté, nous allons vous montrer que les petits enfants de Bécassine n’ont plus peur d’exprimer des révoltes restées trop longtemps muettes.
Par ailleurs, sortir de ce film au début de l’été en saison touristique ne tient pas du hasard. Faire du fric en vendant une image dégradante de la Bretagne aux flux massifs de touristes qui affluent sur nos côtes, voila un projet que nous ne pourrons laisser passer sans réagir.
Nous appelons l’ensemble des Bretonnes et des Bretons ainsi que l’ensemble des cinémas de Bretagne à boycotter le film de Bécassine !
Pour les salles récalcitrantes* qui voudraient tout de même le diffuser, nous annonçons une campagne de boycott actif qui ne prendra fin qu’avec la déprogrammation de Bécassine !. Ce film insultant ne pourra passer en Bretagne sans en payer le prix et nous ferons en sorte qu’il soit le plus élevé possible.
Nous sommes de celles qui s’organisent, nous ne repasserons plus jamais vos chemises !
Dès 1940, la première version cinématographique des aventures de la petite bonne bretonne, tirées du personnage de bande dessinée, avait déchaîné les passions comme nous le rappelle avec précision Michel Derrien dans L'édition du soir du 30 mai 2018 que nous reproduisons ci-dessous :
« Cet après-midi, à 15 h 30, trois jeunes gens qui viennent d’entrer au Musée Grévin, 10, boulevard Montmartre, se sont arrêtés devant une statue de cire représentant la silhouette de Bécassine et deux d’entre eux en ont brisé la tête et la main tandis que le troisième protégeait l’opération. » C’est en ces termes que L’Ouest-Éclair du 19 juin 1939 relate un énième épisode de ce que le grand journal régional appelle « L’affaire Bécassine ».
Tout part d’un article par La Bretagne à Paris, en France et aux Colonies, un hebdomadaire destiné aux Bretons expatriés. Son directeur, Louis Beaufrère s’inquiète, dans le numéro daté du 24 décembre 1938, d’un projet de film intitulé Les aventures de Bécassine. Le film est produit par Jean-Charles Tennesson et doit être réalisé par Pierre Caron, à qui l’on doit notamment une adaptation de Sacha Guitry, L’Accroche-cœur (1938), et des films chantés : Marinella (1936) avec Tino Rossi et La Route enchantée avec Charles Trénet…
La sémillante Paulette Dubost enfilera le costume de la petite bonne bretonne. Elle sera entourée d’une pléïade de vedettes de l’époque : Max Dearly, Alice Tissot, Nita Raya… Toutefois, la lecture du scénario et une visite au studio Pathé à Joinville-le-Pont en banlieue parisienne ne rassurent pas Beaufrère.
Le projet avance néanmoins. Si la majorité des scènes du film sont faites en studio, il y a quelques prises en extérieur, dans la région de Perros-Guirec (Côtes-du-Nord). Ça se gâte. Le 30 mai, sur la plage Trégastel, des témoins aperçoivent Bécassine tenant en laisse un petit goret. L’Ouest-Éclair du 6 juin raconte même que l’actrice lui donne le biberon. La production tente de désamorcer le mécontentement.
Paulette Dubost : « Nous tournons une Bécassine inédite, une Bécassine plus maligne que tous ceux qui l’entourent et la houspillent. Partout et toujours on m’appelle, on a besoin de moi. Bécassine par ci, Bécasinne par là. Le film s’intitule La Revanche de Bécassine et… il est bien nommé. » (L’Ouest-Éclair, 6 juin 1939).
Jean-Charles Tennesson : « Paulette Dubost incarne un personnage de petite Française, toute de finesse et de bon sens, qui finalement triomphe d’une escroquerie… » Et le producteur jure qu’à cause de ses attaches familiales bretonnes, il ne se « permettrai[t] pas la moindre chose qui puisse blesser le moins du monde les sentiments bretons ».
Rien n’y fait. Ni la photo de Louis Beaufrère trinquant au champagne avec l’équipe du film au studio de Joinville, savamment donnée à la presse pour le compromettre. Ni la promesse d’une grosse campagne de publicité dans son hebdomadaire que Beaufrère refuse. Ni les invitations à déjeuner puis à assister au tournage lancées par le producteur.
Bécassine et son équipe ne sont pas les bienvenus en Bretagne. Ça se gâte, lorsque Mme de Lieucourt, la propriétaire du manoir à La Clarté où des séquences ont été tournées, « sans [son] autorisation », écrit-elle à L’Ouest-Éclair (9 juin 1939), et « en abusant de la bonne foi de [ses] gardiens ». Il y aura procès.
Une association, La Dignité Bretonne, de la région de Lannion (Côtes-du-Nord), présidée par le barde Francis Evain, par ailleurs notaire à Tréguier, menace : « Ils [les Bretons] font toutes réserves quant aux conséquences de la production du film… et feront appel à l’opinion publique pour que l’accueil qu’il mérite lui soit réservé. » (L’Ouest-Éclair, 10 juin 1939)
Des parlementaires lui emboîtent le pas. Ils adressent une lettre au président du Conseil, Édouard Daladier : « […] Un film qui provoque dans les milieux bretons une légitime indignation… M. Tennesson veut continuer l’œuvre de provocation à l’égard d’une province française qui, ne serait-ce qu’à cause du sacrifice héroïque de ses enfants pendant la guerre, a droit à l’estime et au respect de tous les Français. » Ils savent pouvoir compter sur la « vigilance patriotique » de Daladier, écrivent-ils, « pour interdire le film ».
On sait ce qu’il est advenu du mannequin de Bécassine au Musée Grévin. Les « vandales » sont de jeunes Bretons installés à Paris. Deux étudiants et un ingénieur. Ils se défendent d’appartenir à un mouvement autonomiste mais ne répondent qu’en breton aux enquêteurs. Ils expliquent leur geste ainsi : « Nous en avons assez d’entendre dans les rues de Paris quand on voit passer une Bretonne en costume : Tiens, voilà une Bécassine ! »
Le 3 juillet, une effigie de Bécassine est brûlée place du Château, à Brest, lors du corso fleuri sous les vivats de milliers de personnes.
Bécassine se fait oublier. Il est vrai que la France qui a déclaré la guerre à l’Allemagne a d’autres chats à fouetter. Jusqu’en décembre 1940 où Guy, à la une de L’Ouest-Éclair, dans un article intitulé « Alerte à Bécassine », dénonce la sortie du film alors que « toute la marchandise, à l’époque, avait été déclarée impropre à la consommation ». Le film est annoncé à l’affiche de la grande salle Paramount, boulevard des Capucines, à Paris, le 7 janvier 1941.
Dans un communiqué publié par L’Ouest-Éclair le 19 décembre 1940, les « Bretons de Paris » émettent « une énergique protestation ». Ils dénoncent « le juif (sic) Max Dearly, la stupide Paulette Dubost et l’ineffable Pierre Caron… » Des journaux parisiens partagent la colère armoricaine : « Ce spectacle n’est pas très flatteur pour la Bretagne. Il l’est encore moins pour le cinéma français », écrit François Vinneuil dans Le Petit-Parisien du 1er janvier 1941.
Le mouvement breton remet la pression. À Nantes, le Collège des bardes, des druides et des ovates, emmené notamment par le compositeur Paul Ladmirault, somme le préfet de Loire-Inférieure d’interdire le film programmé au cinéma Palace, le 10 avril. Le propriétaire de la salle le déprogramme de lui-même. Le maire des Sables-d’Olonne (Vendée) interdit à son tour le film. « Adieu Bécassine… et sans regret », titre L’Ouest-Éclair le 9 avril 1941.
L’oubli va durer jusqu’en 1992. Le Festival de cinéma de Douarnenez (Finistère) propose une projection en salle des aventures de la petite bonne, dans une version restaurée par les Archives du film. Les réflexes reviennent. Au journal du soir de France 2,Bruno Masure consacre un sujet à « l’affaire Bécassine ». Des protagonistes du premier boycott refont surface. Tel Herry Caouissin, nationaliste breton, ancien secrétaire de l’abbé Perrot liquidé par la Résistance à Scrignac (Finistère) en décembre 1943. Il proteste. Il affirme notamment que, dans le film, « Paulette Dubost donne le sein à son cochon ».
Las, la projection se déroule sans problème. Devant une salle comble et plutôt étonnée. Bécassine n’est certes pas un chef-d’œuvre mais le film ne méritait sans doute pas les tombereaux de haine qu’il a suscités, par des gens qui ne l’avaient pas vu, ni la censure.
Paulette Dubost est plutôt futée. Plus que sa patronne et grande bourgeoise la marquise du Grand-Air (Alice Tissot) et beaucoup moins ridicule que les Marseillais ou les Ch’tis en Floride, en Australie ou ailleurs qui peuplent les écrans de la téléréalité.